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Chapter 15 - Murmures du Néant et Cités de Verre

La brise qui s’élevait ce matin-là sur les hauteurs d’Éliora portait un parfum étrange — mélange de fleurs anciennes, d’encre sèche, et de poussière d’étoile. Kael se tenait au sommet de l’observatoire céleste de l’Académie, scrutant l’horizon. Il savait qu’un changement s’annonçait. Pas une tempête ordinaire. Quelque chose… de narratif. Une perturbation scripturale. Il pouvait la ressentir comme on perçoit une faute dans une phrase longtemps lue.

Depuis son retour du royaume elfique crépusculaire de Nael’Tharien, Kael n’était plus le même. La Rune du Souvenir, gravée dans sa paume gauche, vibrait dès qu’il franchissait certaines frontières magiques. Il avait l’impression d’être constamment observé par l’univers lui-même, comme si chaque pas qu’il faisait réécrivait une ligne de son destin… ou celui d’un autre.

Mais Kael avait décidé — pour un temps — de ne plus céder à la tentation de sa narration. L’usage de ses capacités scripturales n’était plus qu’un dernier recours. Trop de distorsions, trop de pertes. Il s’était promis de comprendre ce monde dans sa richesse brute : ses civilisations, ses mystères, ses peuples.

I. Les Échos d’Éliora

L’Académie était en effervescence. Une délégation de la Cité de Verre, capitale des mages Arcanistes du continent de Sol’Marah, avait envoyé une missive codée. Des anomalies se multipliaient près de leur frontière : bêtes cauchemardesques, dérèglement du temps local, et une étrange brume qui semblait effacer les souvenirs des mages stationnés sur place.

Kael fut naturellement convoqué.

Non plus comme élève, mais comme agent spécial affilié au Cercle des Veilleurs — une branche secrète créée pour gérer les crises que la magie conventionnelle ne pouvait résoudre.

Lyra était absente. En mission diplomatique au royaume céleste d’Asmodia. Mais Asha, Mira et Elyra insistèrent pour l’accompagner. Toutes trois avaient changé. Asha, plus silencieuse, maîtrisait désormais le feu sans contact. Mira avait acquis des ailes d’éther après l’incident de la Sylve-Miroir. Quant à Elyra, elle ne disait plus qu’une chose en boucle : « Quelque chose approche. Un Faux arrive. »

Kael prit note de ses paroles. Mais au fond de lui, il savait. Ce n’était plus une question de si. Mais de quand.

II. Les Miroirs de Cendre

La Cité de Verre n’était pas faite de verre ordinaire, mais d’un cristal éthérique fondu à même le cœur d’un ancien titan. Ses tours semblaient réfléchir non pas la lumière… mais les souvenirs. À chaque passage, Kael voyait des scènes de sa vie se refléter : lui enfant, seul dans une ruelle terrestre ; lui, dans les bras de ses parents avant le départ ; lui, hurlant face à l’Auteur…

Le Grand Arcaniste Valoren les accueillit. Ancien, son corps semblait fait de lumière condensée, mais son regard perçait la réalité. Il ne parla pas, mais communiqua par impulsions mentales.

« L’anomalie est dans les Landes d’Aurum. Elle efface l’histoire. Même nos archives sont blanches. »

Kael frissonna. Effacer l’histoire ? Ce n’était pas une simple perturbation magique. C’était une attaque sur la structure narrative du monde. Cela ne pouvait être l’œuvre que de… lui.

Le Faux Auteur.

III. Conscience Déchue et Prémices du Chaos

La mission dans les Landes fut un cauchemar vivant.

Le groupe affronta des créatures sans nom, sans forme stable. À chaque blessure qu’ils infligeaient, les monstres perdaient une partie de leur identité — se transformant en concepts brisés : regrets, peurs d’enfance, souvenirs d’amours inavoués.

Kael dut utiliser les pouvoirs du Roi Démon scellé en lui. Il ouvrit ses ailes noires — larges, immenses, couvertes d’arabesques mouvantes — et plongea dans la fracture temporelle. Ce qu’il vit là-bas ne peut être décrit que comme une absence de récit.

Ni début. Ni fin. Seulement un vide.

Mais dans ce vide… une silhouette se dessinait lentement.

Pas encore présente.

Mais déjà là.

Un homme… ou une chose… tenant une plume inversée, écrivant à l’envers, comme pour annuler ce qui avait été écrit.

« Tu n’es pas l’unique auteur. Tu n’es qu’un fragment écrit trop tôt. »

Ces mots hantèrent Kael quand il revint. Il savait. Le Faux Auteur l’attendait. Et lui-même, bientôt, serait forcé d’éveiller pleinement le Roi Démon du Script.

IV. Silence avant la Tempête

De retour à l’Académie, Kael resta dans la salle d’observation pendant plusieurs jours, silencieux.

Asha, un soir, vint le voir. Elle ne dit rien, mais posa sa main sur la sienne.

Puis Mira. Puis Elyra.

Un moment suspendu, sans guerre, sans destin.

Seulement… lui, et celles qui l’accompagnaient sans faillir.

Mais l’instant ne dura qu’un souffle.

Car les étoiles tombèrent. Une comète noire brisa le ciel.

Et le nom du Faux Auteur fut prononcé par les oracles de tous les royaumes en même temps.

« L’Écriture inverse commence. »

Le silence régnait dans les couloirs de l’Académie de l’Équilibre. Un silence étrange, presque religieux, comme si les murs eux-mêmes retenaient leur souffle. Après les derniers événements — la mission dans le territoire d’Asval, la découverte des forges abyssales, la réaction internationale à la montée en puissance de Kael —, le monde entier semblait suspendu à ses gestes.

Mais Kael, lui, était ailleurs.

Assis seul dans une salle d’étude oubliée, à l’écart des grandes bibliothèques, il contemplait un fragment de parchemin qu’il avait récupéré dans la grotte du dragon miroir. Le fragment ne réagissait à aucune magie connue. Pourtant, dans l’ombre de l’encre ancienne, Kael percevait… autre chose. Un murmure. Une présence.

« Tu ne regardes pas un mot… tu regardes un souvenir. »

La voix de Personne résonna en lui. Depuis sa brève évasion de l’endroit entre les lignes du récit, Kael ressentait parfois cette voix. Faible, brisée, mais lucide. Elle lui rappelait que tout ceci — Elaria, ses pouvoirs, son ascension — n’était qu’un échafaudage bâti sur un texte.

Et que d’autres l’observaient.

Pendant ce temps, les rumeurs à l’Académie se multipliaient. Des factions d’élèves parlaient à voix basse de l’Archimage au regard vide. Des professeurs débattaient en secret sur la nature de Kael. Était-il un élu ? Une menace ? Ou quelque chose de pire : un intrus narratif ?

Les filles de son entourage — Asha, Mira, Elyra, et maintenant deux nouvelles venues, Ilyane (oracle d’une civilisation disparue) et Ysera (infiltrée du royaume céleste) — tentaient de comprendre le poids qu’il portait. Elles voyaient bien que plus Kael grandissait, plus il se détachait.

De la magie.

De l’amour.

Du monde.

Lors d’un conseil interne, l’ancienne directrice de l’académie, la Sorcière-Scribe Myrellis, convoqua Kael en privé.

« Tu es l’héritier du Néant, Kael. Et ce n’est pas un titre de gloire. C’est un avertissement. L’éveil de ton pouvoir d’Archiscribe est une fracture dans le tissu des réalités. »

Kael répondit calmement :

« Alors que dois-je faire ? Cesser d’écrire ? Me taire alors que mon peuple meurt dans les marges du récit ? »

Elle le fixa longuement avant de soupirer :

« Ce que tu dois faire, Kael… c’est comprendre. Ce monde n’est pas figé. Il respire. Et si tu l’écrases sous ta volonté… il te brisera en retour. »

Quelques jours plus tard, une nouvelle mission surgit. Cette fois, pas un simple monstre ou une anomalie magique.

Non.

Un être hors des registres, aperçu dans les ruines d’Aesthira : une ville détruite pendant l’Âge des Brumes. Ce n’était ni un démon, ni un spectre, ni même un mage noir. Les témoins parlaient d’un homme vêtu d’une cape noire, tenant une plume au lieu d’une arme.

Un être qui écrivait… dans l’air. Et ce qu’il écrivait devenait réel.

« Le Faux Auteur. »

Kael prononça ces mots dans un souffle.

Il savait. Il l’avait pressenti depuis longtemps. Il n’était pas le seul à avoir la capacité de réécrire le monde.

La mission devint une quête.

Accompagné de Théo — revenu après une longue absence —, d’Asha et d’Ilyane, Kael partit vers les ruines d’Aesthira. Le paysage avait été dévasté par une guerre oubliée. Les arbres y étaient pétrifiés, les rivières noires comme l’encre. Et au centre, une colonne de lumière grise se dressait.

Ils y découvrirent un théâtre. Un ancien lieu de narration rituelle.

Là, Kael entendit un rire. Celui du Faux Auteur.

« Tu as cru que tu étais unique. Mais tu n’es qu’un brouillon. »

Un duel de réalités commença.

Les sorts étaient inutiles. Les mots devenaient des armes. Les intentions prenaient forme. Le combat était un dialogue inversé, une guerre d’idées et de volonté.

Kael comprit qu’il ne gagnerait pas avec la logique. Il devait puiser dans ce qu’il détestait : le Néant. La rage. Le chaos.

Il hurla. Ses ailes de Roi Démon surgirent, noires, gigantesques, sa magie se déversa en torrents d’obscurité vivante. Le Faux Auteur fut brisé… mais dans un dernier acte, il écrivit :

« Exilé entre les lignes. »

Kael disparut.

Quand il ouvrit les yeux, il n’était plus sur Elaria.

Autour de lui, des lettres flottantes. Des phrases suspendues. Des souvenirs figés dans des mots. Il était dans un lieu entre les réalités : le Manuscrit Interdit.

Et dans ce lieu… il n’était pas seul.

Une silhouette apparut. Sans visage. Sans nom.

« Je suis Personne. Celui qui fut effacé avant même d’être lu. Tu es tombé là où les histoires meurent. »

Kael tomba à genoux. Pour la première fois depuis des années… il avait peur.

Mais Personne lui tendit la main.

« Viens. Tu veux réécrire le monde ? Alors apprends d’abord à lire celui-ci. »

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